Cirque Nocturne : cinquième partie

(Ce blog marche un peu comme il veut, mais pour l'instant c'est le seul endroit où je puisse poster correctement...)
Nouvelle partie donc, cette fois un regard extérieur pour poser quelques questions. Où se trouve le Cirque ? Et qu'arrivent-ils à ceux qui s'y sont réellement rendus ?


V. Aparté
La voix du porte-parole
C’est comme si je m’étais rendu en enfer.
Un enfer saturé de souvenirs d’un paradis souillé. Paradis souillé ou perdu à jamais, comme si les visages de ces artistes sans nom étaient ceux d’anges précipités loin de leurs cieux, de leurs ailes et de leur innocence d’antan. Leurs bras s’ouvraient pour déployer des talents capables de faire tour à tour pleurer des larmes de bonheur et d’effroi, spectacle que l’Homme n’est pas en mesure d’imaginer avant de l’avoir vu de ses yeux, des choses qui semble-t-il n’arrivent que sous ce chapiteau.

Mais il m’a semblé que derrière le spectacle à la fois superbe et glaçant, ce qu’ils cherchent à faire passer c’est leur envie d’amour. Le paradis leur manque. Tous autant qu’ils sont, sur scène, demandent de l’amour comme des orphelins privés trop tôt de parents et d’affection. Et personne pour répondre à ce triste et pathétique appel déguisé, pas une main tendue dans le public pour saisir celle d’un de ces monstres condamnés à vivre cachés sous le chapiteau.
J’ai voulu tendre la main vers l’un d’eux. Une petite fille à la force titanesque et aux gestes rageurs, tellement tristes. Mais avant de m’en rendre compte…

«  Tu me plais. »

Un courant d’air froid souffla et mon bras me parut figé.
La demoiselle au haut de forme était descendue de la scène et attrapa ma main pour la poser contre son cœur. Je crois que j’ai eu mal à son simple contact, comme si l’on m’avait mordu. Peut-être était-ce mon imagination, je ne me souviens plus. Son seul œil clair brillait.

L’espace d’une seconde, je sentis ses longs ongles s’enfoncer dans mes joues et mes paupières, ses jambes se refermer autour de ma taille, sa langue se rapprocher dangereusement de mes yeux – comme un flash. Puis plus rien.

Avant de m’en rendre compte…

« Humain qui a su s’attarder quelques secondes sur quelque chose d’autre que sa petite personne… Tu n’as pas idée de ta cruauté. »

Celle qu’on appelait Mademoiselle se tenait devant moi comme si elle y avait toujours été, comme si elle n’avait jamais fait un geste, et plus rien d’autre n’existait. Sa voix était partout, à la fois en dedans et en dehors de ma tête.

« Faisons un marché ! Je vais te laisser sortir, et tu vas faire quelque chose pour moi. »

« Quelque chose ?… »

« Oui. Je veux que tu racontes tout ce que tu as vu ce soir. »

Pas vraiment une femme mais plus rien d’une enfant, elle était tellement effrayante qu’elle en était belle. Ou l’inverse ? Je n’avais jamais vu un regard pareil, à la fois alarmant et enivrant. Jamais vu un sourire pareil, à la fois innocent et dangereux. Avant de les voir elle et son cirque, je n’aurais jamais imaginé que tant de contradictions puissent exister dans un même être, dans un même endroit. Je n’aurais jamais imaginé avoir peur de quelqu’un au point d’en être fasciné.

« Raconte ce que tu as vu et embellis la vérité. Fais-toi porte-parole du cirque nocturne et invite les gens à t’écouter, à se laisser bercer par tes paroles et à pousser les portes de mon chapiteau à leur tour. »

« Pourquoi ferais-je ça ? »

« Parce que j’ai besoin de plus de visiteurs. Parce que je m’ennuie. »

Elle frappa sa canne contre le sol. Un coup. Deux coups.

« Parce que tu veux vivre. »

Des paroles étranges que j’ai répété sans m’en rendre compte. Je cherchais à croire que j’étais encore maître de moi-même alors que ce n’était plus le cas depuis que j’étais entré ici.
Hissée sur la pointe des pieds, la demoiselle posa un doigt sur mon front.

« Quoi, je me trompe ? »

« N-non, quelle idée !… Bien sûr que je le veux, tout le monde veut vivre ! »

Ma réplique la fit se figer. Après un court instant, elle me considéra avec une sorte de patience polie comme celle d’une adulte obligée de faire voler en éclats les chimères d’un enfant pour se faire comprendre.

« Tu crois ça ? »

Je ne comprenais pas le sens de sa question.

« Dans ton entourage, quelqu’un t’a-t-il déjà tenu ce genre d’affirmation ? Quelqu’un t’a-t-il déjà dit clairement vouloir vivre ? »

« Non… non, mais – »

Non mais… pour moi c’était comme un acquis. Quelque chose de normal.
Mais je ne pus finir ma phrase pour le lui dire ; son index était maintenant posé sur mes lèvres.

« C’est devenu tellement rare… quelqu’un qui tient à vivre avec une telle innocence. Tu ne te rends pas compte du trésor que tu es. Alors… » Ses doigts glissaient paresseusement sur mon visage et j’avais arrêté de respirer. « Si tu veux vivre, fais ce que je te dis. »

Un éclat de rire. J’entendais encore sa voix alors que ses lèvres ne bougeaient pas.
Plus rien n’avait de sens. Ma seule certitude alors était que je n’avais pas le choix.

Avait-elle lu dans mes pensées ? Car à peine l’avais-je pensé qu’elle répéta :

« Non, tu n’as pas le choix. »

Cette fois-ci, je la vis distinctement s’avancer vers moi. Elle laissa sa canne tomber sur le sol avec un bruit répété qui me parut trop fort et trop théâtral, et leva lentement ses deux bras pour les refermer autour de mes épaules et se serrer contre moi. Si petite et à la fois si imposante.
Elle leva la tête en ma direction pour m’offrir un sourire désarmant d’affection qui s’agrandit, s’agrandit, s’agrandit tant qu’il me sembla déchirer ses joues. Ses deux mains se saisirent de mon visage et me firent, avec douceur et autorité, me pencher à sa hauteur.

Instant de flottement.
Son visage était si proche du mien qu’il me parut possible d’entendre le sang battre sous sa peau. Ou peut-être ce son se concentrait-il derrière le voile rigide masquant son œil gauche, ce voile que je mourrais d’envie de soulever pour m’assurer qu’il ne dissimulait pas une blessure à vif de laquelle affluait le sang. Une fois encore, elle sembla lire dans mes pensées et ce qu'elle y vit ne lui plaisait pas.
Je clignais des yeux et son visage disparut ; à la place, une plaie béante achevée de langues de chair sanglantes qui s’allongeaient pour lécher mon visage. A l’intérieur de cette bouche gigantesque et horrifique, toujours ce bruit sourd comme celui d’un cœur battant.

Mon cri fut étouffé par une de ses mains couvrant ma bouche, et recouvert par un rire qui finit de d’étrangler ma raison.

Mes souvenirs s’arrêtent là. Ce fut notre première et dernière rencontre.

Je ne sais pas comment je suis rentré chez moi. Si ce n’est pas, en fait, un cauchemar que j’ai fait et qui se serait mélangé à la réalité. Un cauchemar superbe et étouffant.
Tant de jours ont passé depuis cette nuit-là mais j’entends encore la voix de Mademoiselle, je l’entends me parler comme si elle était à mes côtés, chaque fois que je mène à bien ma mission de porte-parole. Je l’entends me féliciter ou me railler, ses mots tendres prononcés comme des insultes ou bien l’inverse, et plus je l’entends plus je veux la revoir.

Parfois je me réveille en sueur, couvert d’un sang qui n’est pas le mien. J’entends alors des applaudissements et des encouragements sous formes de cris inhumains.

J’en deviens fou et je n’en ai jamais assez.

Je ne veux pas qu’elle s’arrête de parler alors je continue ma propagande mensongère, j’invente un cirque magnifique en taisant les horreurs, j’envoie autant de sacrifices qu’il en faudra pour plaire à Mademoiselle et la convaincre de me laisser l’entendre un peu plus.
La convaincre de me laisser la revoir.

La revoir.

Je parle d’un cirque que j'ai cherché partout en vain, dans lequel je ne peux plus mettre les pieds. Un chapiteau sous lequel j’ai été mais dont j’ignore la localisation.
Je me rappelle la scène, l’ombre gigantesque penchée au dessus des artistes difformes, Mademoiselle, l’odeur de la terre fraîchement retournée qu’elle dégageait, Mademoiselle, pourquoi ne me laisse-t-elle pas la revoir encore ? Tant de gens, j’ai envoyé tant de gens pour ça.

La revoir.

L’odeur de la terre comme si on m’y plongeait la tête la première.

L’odeur de la terre comme si elle était là et me prenait dans ses bras.

L’odeur de la terre comme si je m’y étais enterré vivant…
Ah… ! Elle est là ! Elle est là !!

*****

« Ah. Il n’aura pas duré longtemps celui-là. »

« Mademoiselle ? Vous avez recommencé ? »

« Tu vas me gronder ? »

« Vous savez bien que non. »

« Dommage. Il nous fallait un nouveau porte-parole, non ? Lui me plaisait bien, il a fait un travail remarquable en si peu de temps ! Je le pensais juste plus endurant. »

« Qu’est-ce que j’en fais ? »

« Hm, il ne peut plus servir du tout ? »

« Je crains que non. »

« Donne-le à la Sirène alors. Il n’est pas son genre, mais ça l’occupera un moment. Ah, je suis déçue… »

« Ça n’arriverait pas si vous étiez plus soigneuse avec vos jouets. »

« Pour quoi faire ?
Les êtres vivants sont moins drôles quand on en prend soin. »

Cirque Nocturne : Journal des Siamoises

Prémisse de scénario dans l'univers un peu lisse du Cirque, ce journal est rédigé par l'une des sœurs siamoises. Je vous laisse découvrir ce qu'elle a à raconter et, j'espère, comprendre un peu quel genre de personnage elle est censée être.

Journal des siamoises


31 décembre– 18h02

Mademoiselle m’a offert un journal. C’est la première fois qu’on me fait un cadeau rien que pour moi ! Il y en avait un pour ma sœur aussi, mais elle a dit qu’elle n’en voulait pas et me l’a donné. C’est celui-ci que j’ai décidé de commencer, et je garde l’autre pour après.
Je n’écris pas souvent, il faut que je m’applique. C’est drôle d’écrire. C’est comme dire des choses que ma sœur n’entend pas. J’aime bien cette idée.


J’espère que ce n’est pas mal ?


8 janvier – 03h00

Je n’aime pas le favori !! D’ailleurs pourquoi tout le monde l’appelle « le favori », juste parce que Mademoiselle l’appelle comme ça ? Moi c’est pas du tout mon favori !
Il est méchant avec tout le monde quand il est sur la piste : il a encore failli brûler le clown tout à l’heure ! Parce qu'il trouvait ça drôle ! Le jongleur dit que je me trompe, qu’on apprend à le comprendre avec le temps. Moi j’ai pas envie de le comprendre du tout. Je n’aime pas les gens méchants.
Ma jupe préférée est toute roussie à cause de lui…


15 janvier – 02h20

Quand je serai grande, j’aimerais être comme Mademoiselle.

Mais c’est quand que je serai grande ? Je n’arrive pas à me souvenir. Est-ce qu’on a déjà grandi, ma sœur et moi ? Depuis combien de temps est-ce qu’on vit ?


15 janvier – 06h56

Notre premier, tout premier souvenir, c’est le visage de Mademoiselle penché au dessus de nous. Déjà elle souriait. Elle nous a souhaité la bienvenue et a dit quelque chose que je n’ai pas compris, ma sœur a crié et ensuite… ensuite c’est tout blanc.
Après, je n’ai plus que des souvenirs du cirque. J’ai demandé à ma sœur si elle avait d’autres souvenirs mais elle a dit que non. Que "le temps ne nous concernait pas tant qu’on était ensemble". Je n’ai pas compris ce qu’elle a voulu dire. Ma sœur dit souvent des choses trop compliquées pour moi. On a le même corps, mais elle est bien plus intelligente.
… Est-ce qu’on a toujours eu le même corps ?

Je n’arrive pas à dormir.


17 février – 22h30

Je n’ai pas écrit depuis longtemps ! Le début de l’année est toujours mouvementée au cirque. Il y a beaucoup de monde et les spectacles doivent être encore plus beaux alors Mademoiselle est encore plus exigeante. Mais ça s’est bien passé. Ma sœur et moi avons même un nouveau numéro avec le clown ! On l’a déjà joué deux soirs et c’était tellement drôle, même si on a du beaucoup répéter pour bien synchroniser notre corps, ma sœur et moi. J’aimerais bien qu’on puisse le rejouer plus souvent, mais elle ne veut pas. Alors qu’on a si peu de numéros, nous ! Elle n’aime pas devoir répéter et travailler, elle préfère vendre plutôt qu’être sur la piste…
Je vais écrire un petit mot à Mademoiselle pour lui dire que moi j’aime être sur la piste, en espérant que ma sœur ne le lise pas.


20 février – 19h

C’est dur de faire des cachotteries à quelqu’un qui partage les mêmes épaules que vous… mais j’ai réussi. Mademoiselle a bien eu mon petit mot ! J’ai du le faire passer dans les graines qu’on donne aux oiseaux dans la cage du nouveau et Mademoiselle l’a trouvé. Elle a fait comme si c’était son idée de nous faire passer sur scène quelques jours par mois. Quand ça vient de Mademoiselle, ma sœur n’ose pas rouspéter alors elle a accepté.
On va rechanter, et jongler avec le clown ! J’adore chanter avec ma sœur. Je suis si contente !


22 février – 01h15


Ma sœur et moi avons chanté sur la piste hier soir, c’était magique. Le chant, c’est ce qui nous rapproche le plus. On n’a même pas besoin de répéter pour être en accord ou pour chanter juste, c’est comme si on savait d’avance ce que l’autre allait faire. Elle ne le dit pas, mais je sais que ma sœur aime chanter elle aussi. Si on continue à bien travailler comme hier, on aura sûrement un nouveau costume de scène. On a le même depuis tellement de temps ! J’aimerais une belle robe blanche, pour changer de nos costumes sombres. Une belle robe comme celle de la lanceuse de couteaux.


1er mars – 06h

J’ai peur du blanc.

1er mars – 23h20


Aujourd’hui j’ai rêvé. Je ne rêve pas souvent quand je dors. Ca me fait toujours peur, même si on m’a dit que c’était normal, que tout le monde rêvait en dormant.
Mon rêve d’aujourd’hui était tout blanc. Tout blanc comme au début, rien d’autre. Et ça faisait peur. Très peur. Je sais pas bien pourquoi et ça me fait encore plus peur…

Finalement je veux pas d’une robe blanche.
J’en veux une de toutes les couleurs.


5 mars – 08h

Mademoiselle rit si fort alors qu’il fait déjà jour… mais ma sœur dort, je ne peux pas me lever. J’ai déjà du mal à tenir mon crayon sans risquer de la réveiller et

[ratures]

… Je l’ai réveillée…


7 mars – 21h05

La dompteuse est vraiment belle. Aujourd’hui je l’ai bien regardée, et en fait elle est plus belle que la lanceuse de couteaux. Plus belle que Mademoiselle ? Non… c’est pas pareil.
Elle nous regarde toujours gentiment, ma sœur et moi. Ça me met à l’aise, son regard. Le clown dit pareil. Il dit qu’elle nous protège et qu’on devrait l’en remercier un jour. Ma sœur s’en fiche mais avec le clown, nous, on lui fera un cadeau. Je me demande bien quoi…

Ah ! En tout cas, ce soir on doit l’aider après le spectacle vu qu’on ne passe pas sur scène.

8 mars - 02h00

Le nouveau fait peur ! Je sais pas comment fait la dompteuse pour s'en approcher, il est aussi méchant que le favori !
Je l'aime pas, je les aime pas tous les deux, qu'est-ce que je les aime pas !


11 mars – 03h47

J’aimerais bien voir comment c’est le soleil. C’est comme un grand chandelier mais dans le ciel, m’a dit le clown, et il est si grand qu’il éclaire tout, partout. J’ai du mal à imaginer… mais on n’a pas le temps de sortir nous, parce que la journée on dort. Le clown va dormir au soleil parce qu’il est obligé s’il veut rester en bonne santé. Il dit qu’il ne peut pas se passer de cette lumière, que c'est aussi important que respirer pour lui parce qu'il est un arbre. (Je n'ai pas trop compris mais je n'ai pas osé lui dire.)
On en parle tous les soirs maintenant. Si on travaille bien, peut-être que je pourrais demander la permission de sortir au lieu d’un nouveau costume ?
Voir le soleil avec le clown.

[les pages suivantes ont été arrachées]

Cirque Nocturne : l'épitaphe du Funambule

Une interlude, très courte. Juste un morceau pris au hasard dans le texte traînant en longueur.
Une courte envie de retourner au Cirque.

L'épitaphe du Funambule

Mademoiselle est perchée au sommet du mât où se posent funambules et équilibristes avant leurs exploits, perchée si haut qu'elle dépasse même la tête de la Dompteuse. Elle balance ses jambes dans le vide immense en dessous d'elle, le vide immense, comme une gueule béante qu'elle ne craint pas et qu'elle a fini par dompter, avoir, comme toutes les autres.
Et tandis qu'elle fredonne, elle effeuille les fleurs d'un bouquet une à une. Si bien qu'en dessous d'elle, il pleut des pétales.

"Le funambule bulle, bulle,
Puis sur son fil, file, file.
Et sur ta tombe, tombent, tombent,
De nombreux lys, lisses lys."


Elle fredonne jusqu'à ne plus avoir une seule fleur, balance ses jambes d'avant en arrière ; et dans le Cirque silencieux, a l'air plus seule que jamais.

Mangeuse de vie

Pas de Cirque cette fois, juste quelques mots venus comme ça.
Un peu trop brouillon et flou pour être compréhensible, mais après tout - je me comprends.

Mangeuse de vie

Les couleurs dans ses yeux sont celles du sang d’abord, iris rouge comme ses genoux écorchés, puis bleue comme le ciel. Une couronne d’épine entre ses dents et sur sa langue des mots qu’on n’apprend pas aux enfants et qui font fuir les curieux.

Son simple plaisir d’être en vie ne connaît pas de limite. Qu’est-ce qu’une blessure de plus ou de moins ? Rouge dans ses yeux et sur sa peau, sur ses genoux et sous ses ongles.
Du rouge sur ses mains, sublime preuve qu’elle est en vie.

J’aimerais te montrer un rêve que j’ai fait.
Dans lequel nous nous satisfaisions de ce que nous avions.
Hélas, au matin réveillée,
Quelle déception…


Ce monde est devenu trop étriqué pour elle alors elle le dévore petit à petit. D’un sourire, d’un regard, d’un mouvement de ses hanches. Tout dévorer et ne rien laisser de ce qu’elle a connu, de ceux qu’elle a connu. De ce qu’elle a été. De ce dont elle vivait, avant. Tout ce qui était triste et gris, dégoûtant.
Ce monde la dégoûte assez pour qu’elle le mange, tout entier, avec le reste. Sa couronne d’épines finit de réduire en morceaux ce qui doit l’être avant qu’elle n’y morde à pleines dents, et c’est encore meilleur si elle s’y blesse au passage.
Du rouge dans sa bouche, délicieuse preuve qu’elle est en vie.

Elle tire sa langue écorchée et savoure la douleur en même temps que le reste. Ce qu’elle voit, personne ne le voit comme elle. Tout à l’envers, tout à refaire. Tout à manger, tout, elle le digère.

Jusqu’à son cœur entre ses mains, tout palpitant de vie et de sang, tout cabossé de vieilles tristesses et déceptions – tout à refaire. Ces souvenirs en noir et blanc, tout, elle les digère.
Le trou dans sa poitrine n’est pas un vide à combler ni une plaie à panser, c’est une porte grande ouverte aux espoirs futurs.
Elle l’embrasse d’abord comme pour s’excuser, ce cœur mis à mal tant de fois. Comme une promesse aussi, de ne pas laisser le prochain finir de cette façon, rétréci et lacéré par la sécheresse des douleurs passées.
Puis n’en fait qu’une bouchée. Sans la laisser aux épines.

Son propre sang coule à flots sur son menton et son cou.

Elle l’entend palpiter une dernière fois dans sa gorge, boum boum, si fort qu’elle n’entend plus rien d’autre pendant un long moment. Ça lui rappelle soudain qu’elle ne l’avait plus entendu battre depuis très longtemps ; le son du prochain, elle veut l’entendre à chaque instant.

Assez de ce qui était gris, triste et dégoûtant. Elle le digère.

Boum boum.
Ses ongles raclent les bords du trou dans sa poitrine et elle sourit.
Avec du rouge sur sa bouche, parfaite preuve qu’elle est en vie.

Cirque Nocturne : présentation de la troupe

Les personnages du Cirque Nocturne sont nombreux et peu ont été vraiment présentés. Une courte présentation de chaque membre sépare chaque partie de l'histoire. Voici les trois premières.

La Dompteuse

« Regardez la dompteuse, il n’y a aucun subterfuge, elle n’est pas montée sur échasses et ne doit sa taille vertigineuse qu’à la nature. Ses cheveux aussi sont impressionnants de longueur, de sombre profondeur, et recouvrent à eux seuls presque la piste entière. Aucune émotion sur son visage maquillé. »

Si Mademoiselle est là depuis le commencement, la Dompteuse vient tout de suite après. Seconde sur la liste, elle est en effet le premier monstre de Mademoiselle. Une géante taciturne à la beauté froide dont le visage bien loin du sol ne se froisse jamais d’aucune expression, aux cheveux noirs si longs qu’ils serpentent sur le sol comme dotés d’une vie propre presque partout dans le cirque. Il n’est pas rare d’y voir cachés quelques oiseaux apprivoisés prenant leur dompteuse pour une sorte d’arbre mobile sur lequel il est toujours permis de se poser.
Peut-être est-ce elle qui a inspiré le nom du cirque, avec son apparence et ses habits de scène rappelant toujours, d’une façon ou d’une autre, le ciel étoilé. Son corps immense et fin se perd dans des corsages et des dentelles noirs pailletés de façon à imiter quelques astres, d’interminables colliers de perles immaculées ou de croissants argentés. Et même sans parures, sa peau blanche prend un aspect lunaire jouant du contraste entre sa pâleur et le noir parfait de sa chevelure démesurée.

Monstre gigantesque silencieux et présent, statue de porcelaine parée de blanc et de bleu nuit, elle est l'ange gardien du Cirque. Son regard ne rate rien de ce qui se passe sous le chapiteau. Elle est toujours derrière la scène, presque fondue dans le décor, et n’en sort que rarement.
Entre ses mains passent toutes les créatures accueillies par le cirque, car sa patience et sa force proportionnelles à sa taille lui valent de pouvoir dompter et éduquer même les plus sauvages. Jamais elle n’élève la voix ou ne fait claquer son fouet sans bonne raison. Un coup d’œil de sa part suffit en général à faire revenir l’ordre.

Le Jongleur

Le Jongleur est une présence unique qui semble à la fois partout et nulle part. Sorte d’ombre noire de forme vaguement humaine qui apparaît et disparaît dans le cirque, il porte en guise de visage un masque blanc comme ceux des théâtres d’antan dont l’expression change à sa volonté – comme par enchantement. A-t-il un corps sous ce voile noir qui le couvre, un véritable visage sous ce masque ? Mademoiselle est sans doute la seule à le savoir.

Le moindre objet sur lequel s’attardent ses mains gantées devient instrument de jonglage et prétexte à improviser un spectacle. Il est rare, sinon impossible, de ne pas le voir en train de jongler et ce quoi qu’il fasse à côté.
On ne sait d’où il vient, mais lui semble tout savoir sur les autres habitants du chapiteau. S’il est une présence unique et angoissante, c’est qu’il apparaît toujours pour faire une révélation ou partager un brin de philosophie le plus souvent dans le but de semer le trouble comme un sombre fantôme de mauvais augure.

Le cracheur de feu, dit le Favori

« Des flammes naissent et meurent aussitôt dans la gueule de la créature gémissant de douleur au fond de la cage de glace. C’est le froid qui l’empêche de bouger, et la haine dans son regard est si forte qu’il semble n’attendre qu’une occasion de pouvoir à nouveau se mouvoir. »

Bien que son comportement ne soit pas différent qu’il s’agisse de lui ou du reste de la troupe, Mademoiselle rappelle à qui veut l’entendre que cette créature compte parmi ses préférés. C’est ce qui lui a valu le surnom de favori.
Son apparence est celle d’un être humain d’une trentaine d’années, mais il est difficile lorsqu’on le voit pour la première fois de le distinguer d’une bête sauvage. Pour une raison inconnue, il est capable de cracher du feu ou d’en faire jaillir de son corps, ce qui lui vaut d’être enfermé dans une cage de glace et entouré d’eau, pour l’affaiblir et l’empêcher d’user de ses dons sur les visiteurs. Il est le seul membre de la troupe à ne pas obéir à la Dompteuse, seule Mademoiselle peut s’en faire écouter. Lorsqu’elle quitte le Cirque, elle l’emmène parfois pour faire office de garde du corps.

Il n’y a qu’en présence de la lanceuse de poignards qu’il présente un côté plus civilisé, qu’il parle et se comporte comme un homme et non pas comme un animal.

Cirque Nocturne : quatrième partie

Le cirque fêtera le mois prochain sa première année d'existence, et je suis toujours aussi lente à la correction et relecture de ce que j'ai déjà écrit dessus. Pas très glorieux tout ça... Allez, au travail !

IV. Immersion
Les voix sur la scène

Le rideau n’est pas encore levé que déjà s’élève la voix de la chanteuse. Plutôt qu’une langue inconnue, peu à peu le chant se révèle être de longues syllabes sans sens. Il n’en est pas moins beau. La salle est plongée dans l’obscurité jusqu’à ce que s’allume une multitudes de chandelles sur la scène en guise de projecteurs. L’aspect de la diva révélée stupéfie les spectateurs ; sa peau, ses cheveux et même ses ongles, on croirait son corps tout entier fait de verre ou cristal poli. La moindre petite flamme se reflète sur sa peau miroitante pour en faire un étrange, splendide et effrayant chandelier vivant.
Parmi la foule on s’offusque, on s’émerveille, on s’interroge : comment une telle chose peut être possible - humainement, scientifiquement ?

Comme pour y répondre, Mademoiselle a rejoint la scène aux côtés de la chanteuse de verre et d’un doigt sur ses lèvres fait taire les voix qui avaient voulu se faire entendre. Silence. Appréciez.
Le chant monte plus haut et ressemble maintenant à celui d’un carillon, des notes métalliques comme une voix humaine ne saurait reproduire. N’y a-t-il pas plusieurs voix ? Non… il y a une sorte d’écho sur la scène qui créé un chœur imaginaire à partir de la seule voix de la chanteuse. Du haut du chapiteau descendent doucement des sphères de verres suspendues comme les décorations du sapin. Ah ce sont elles, en plus du corps même de l’étrange diva, qui font résonner cet écho unique. Les flammes des bougies dansent au rythme des respirations raccourcies, des ondes provoquées par le son ; le chapiteau tout entier devient l’intérieur d’une boule à neige musicale qu’on viendrait de retourner.

Le chant atteint bientôt des aigus rares et se fait plus plaintif. Une sphère de verre passe devant le visage de la chanteuse qui rouvre les yeux. L’expression de Mademoiselle a changé.

De l’obscurité apparaît une silhouette jusque là tenue éloignée des chandeliers dont on ne distingue vraiment qu’un masque blanc tout droit sorti d’un coffre de la Commedia dell’Arte et des mouvements brefs. On le croirait entouré de bulles éphémères mais ce sont ses mouvements qui les font bouger : le Jongleur.
Quelques applaudissements timides suivent son arrivée, qui s’étouffent aussitôt. Il n’est pas seul et dans son ombre se dessinent bientôt les contours de grandes ailes blanches comme celles d’une colombe. Non. D’un ange. C’est un ange que le jongleur tire derrière lui au bout d’une chaîne. Cinq paires d’ailes dans son dos et sur son visage l’expression de la douleur. Nouveaux murmures dans la salle – sont-elles vraies ? Il ne porte aucun costume pour dissimuler quelque artifice maintenant les ailes immenses, non, elles sont bien réelles et pèsent bien lourd sur les épaules de leur porteur dont les jambes tremblent et se seraient sans doute déjà dérobées s’il n’y avait le Jongleur pour le supporter.
Les bras grands ouverts, il chante à son tour.

La chanteuse ne s’est pas interrompue et peu à peu sa voix est couverte par ce chant plus fort que le sien, plus douloureux, rivalisant avec le sien dans des aigus impossibles. Trop haut, trop beau, il en est presque difficile à supporter. Beaucoup se bouchent les oreilles. Les sphères de verre répètent le son à l’infini, mais bientôt sa hauteur les fait éclater une à une.
Mademoiselle a un regard en direction de la chanteuse ; la gorge de celle-ci vient de se fissurer et son bras droit éclate en un millier d’éclats transparents. Pas de sang, juste des morceaux de verre épars sur la scène. Une grimace de douleur, mais c’est tout. Cela n’arrête pas la chanteuse, ni n’arrête l’ange. Duo étrange.

Leurs voix se mêlent peu à peu en une même plainte déformée par l’écho tordu que renvoient le verre et le cristal brisés. Le chant devient une arme, et sa beauté meurtrière. Dans la salle, les spectateurs en ont les larmes aux yeux – et les oreilles qui sifflent.
Les fissures s’agrandissent et se dispersent sur le corps fragile comme autant de veines sinueuses. Cela doit cesser.

Mademoiselle claque des doigts ; aussitôt jaillit de l’obscurité un long bras blanc dont la main se pose sur la bouche de l’ange pour le réduire au silence, et qui l’entraîne finalement loin des regards et de la scène. La chanteuse s’est tue, emportée par le Jongleur. Un silence hébété fait place au duel de voix douloureuses qui résonnaient encore quelques secondes plus tôt. Seule sur scène, la maîtresse des lieux fait une révérence et annonce le prochain numéro avec un sourire plaisant. Le spectacle reprend et peu à peu l’on se remet de ce moment de flottement, cet instant à la fois magnifique et cruel, en s’imaginant que cela faisait partie du numéro.

En coulisses, Mademoiselle gifle le Jongleur si fort que son masque en tombe par terre. Mais elle n’est pas énervée, au contraire son sourire est celui d’une enfant ravie ; l’expérience était trop intéressante et Mademoiselle aime tant tout ce qui est intéressant. Elle prévient juste le jongleur de ne plus mettre la vie de ses artistes en danger de la sorte sans l’en avertir plus tôt. Le masque sur le sol lui en fait la promesse avec un ricanement.

A la fin du spectacle, elle rejoindra le chevet de la chanteuse et ordonnera qu’on répare ce qui peut l’être sans que sa voix en pâtisse, pour qu’elle retourne sur scène le plus tôt possible. Ne pas atténuer la douleur, non, il en naît de telles beautés.

Mademoiselle passera la journée suivante à fredonner dans les couloirs et recoins du cirque endormi. Le duo improvisé lui a donné des idées de numéro qu’elle veut à tout prix voir se réaliser.

Cirque Nocturne : troisième partie

Comme dit précédemment, la deuxième partie est en fait l'introduction postée plus tôt. Les différentes parties de l'histoire du Cirque sont indépendantes les unes des autres, d'où le nom de 'parties' et non de 'chapitres'.
Entre chaque partie est présenté un membre de la troupe. Je posterai sans doute ces présentations dans un post à part, afin de ne pas surcharger ceux de l'histoire.

III. Coulisses
Lueurs du jour

Lorsque le soleil se lève, le Cirque nocturne ferme doucement ses portes et plonge dans le sommeil. Un repos éphémère de quelques heures après lesquelles l’effervescence reprendra de plus belle, c’est le rituel quotidien de ceux vivant dans ce monde si différent de celui des créatures diurnes.

La piste est déjà vide et tous ont regagné leurs cages, leurs loges ou quelque endroit dans lequel ils passent ce court temps libre.
Comme chaque matin, la Dompteuse a détaché le garçon ailé et l’a aidé à s’allonger et profiter du repos sans souffrir du poids de ses ailes. Elle a laissé le Clown s’occuper des siamoises qu’il a pris l’habitude de saluer avant de sortir profiter de la lumière solaire qu’il est l’un des rares à voir, et en a profité pour nourrir les oiseaux et refermer la porte de leur cage.
L’enfant s’est finalement endormie, recroquevillée sur elle-même à même le sol de sa cellule et gardant jalousement au creux de ses bras l’étoffe d’un costume de la Dompteuse déchiré lors d’un de ses accès de colère.

Mademoiselle a disparu sans prévenir comme à son habitude, et la Dompteuse surveille d’un œil paresseux les dernières allées et venues des couche-tard. Ceux qui veulent ou doivent encore s’exercer sont partis de leur côté et il n’y a bientôt plus personne à surveiller, plus aucun mouvement à part ceux, répétitifs et inlassables, de la lanceuse de poignards aux yeux rivés sur sa cible.

« Ma belle, il est l’heure. » prononce à ses côtés une voix sans corps.

Derrière elle apparaît de nulle part le jongleur, qui pose une de ses mains sombres sur son épaule. Ce seul geste semble suffisant pour l’immobiliser et le dernier poignard dans sa main rejoint le sol au lieu de la cible. Le masque blanc du jongleur devient un sourire en direction de la Dompteuse impassible qui ne les quitte pas des yeux ; puis il conduit la jeune femme spectrale hors de la piste et la guide jusqu’à la cage glacée du cracheur de feu comme l’on guiderait un aveugle, avec mille précautions et autant de mots doux.
Le favori de Mademoiselle s’impatiente derrière ses barreaux froids. Il ne peut dormir ni se calmer sans cette pâle et silencieuse compagnie. C’est lui qui l’a tirée autrefois de la mort – il a ses droits sur elle. Peut-être est-ce juste de l’affection. Un amour à la fois brutal et sincère.
Comme chaque matin, son regard transperce le jongleur lorsqu’il apparaît dans son champ de vision sans doute par jalousie à cause de ses mains tenant celles de la lanceuse ; mais une fois que celle-ci a franchi la porte et s’allonge à ses côtés, plus personne n’existe en dehors d'eux et le monstre devient humain. Plus de feu autour de lui, ni même d’aura menaçante.
Ses mains qui d’ordinaire ressemblent aux serres d’un rapace se font caresses à son contact, patientes et protectrices, sa bouche ne crache plus de flammes colériques mais d’inaudibles murmures tandis qu’avec la plus grande douceur elle parcourt la gorge décharnée autour de laquelle est nouée une corde noircie. Son corps irradie de chaleur au point de leur faire oublier la glace autour d’eux.
Le regard sans vie de la lanceuse s’éclaire une seconde lorsqu’il croise celui du favori, puis disparaît sous ses paupières blanches. Ils s’endorment lovés l’un contre l’autre dans une chaleur irréelle.

Le jongleur a rejoint la piste en fredonnant. Il pousse un soupir amusé à l’attention de la Dompteuse.

« Eh bien. Je me demande quand ces deux-là nous feront des petits. »

La géante a une expression de dégoût, juste le temps d’un battement de cils.

« Des existences qui n’auraient pas lieu d’être. »

« Oh ? Et de quoi est rempli ce cirque, si ce n’est d’existences qui n’ont pas lieu d’être ? »

Elle hoche la tête. Le masque du jongleur est devenu un visage hilare.

« Justement. Il y en a déjà suffisamment ici. »

« Ma Tour d’ivoire, je ne t’imaginais pas si intolérante envers tes semblables. »

« Stupidité. Je ne connais pas l’intolérance ; je dis juste ce qui est. »

« Et s’ils le désirent ? » il s’interrompt, puis se corrige, « Et si Elle le désire ? »

« Elle est la seule à décider ici. Nos désirs ne comptent pas. »

« Le tien non plus alors. »

« Je n’ai pas dit qu’il comptait davantage. »

« C’est vrai. »

Elle s’impatiente. La présence du jongleur l’incommode et il en est parfaitement conscient, sans quoi il ne serait pas ici. L’un et l’autre disent faire partie de la troupe, des monstres du cirque, pourtant ils savent que leur statut est quelque peu différent. Ils savent ; c’est ce qui change tout.

L’ombre au masque blanc jongle avec les poignards laissés sur le sol. Il prend de nouveau la parole.

« Sage tour d’ivoire. Quels sont-ils, tes autres désirs ? »

« Rien qui ne te concerne. »

« Oh s’il te plaît, ça m’intrigue. Je te dévoilerai les miens en échange. »

« Ça ne m’intéresse pas. »

Le masque feint une profonde tristesse devant laquelle la Dompteuse reste de marbre. Puis il reprend son apparence souriante. Un court ricanement l’accompagne.
Elle ne l’écoute déjà plus.

« Tant de restrictions pour rien. Tes remparts sont minces, faible tour d’ivoire : il est si facile de comprendre que tu ne souhaites pas voir le moindre nouveau monstre parmi nous. Pourquoi ça ? »

« Tu n’as pas compris quand je t’ai dit que ça ne te concernait pas ? Si tu veux tuer le temps, fais-le autrement et si possible loin de moi. »

Il ne fait pas bon énerver la Dompteuse dont le fouet peut atteindre le moindre recoin du cirque. Pourtant ça ne semble pas déranger le jongleur. Au contraire, il a ajouté deux poignards de plus au cortège déjà impressionnant défilant entre ses mains.

Le soleil à l’extérieur doit maintenant être haut dans le ciel. La dompteuse s’est assise à même le sol, et quelques mètres plus loin, le jongleur n’a pas quitté la piste lui non plus. Le silence est tout ce qu’ils partagent. Le silence bienvenu du repos.
Contre toute attente, c’est la géante qui finit par le rompre. Elle semble parler pour elle-même.

« Les monstres tels que nous n’ont pas le droit de désirer, de vouloir ou de savoir. Penser est aussi prohibé. Tout ce qu’on leur demande, ce qu'on nous demande, c’est d’exister pour offrir aux bonnes gens la vision de ce qui attend les pécheurs, exister en silence, infiniment, maudits par Dieu. Qui souhaiterait voir croître une telle race ? Nous sommes là depuis toujours et pour toujours, tant que le souhaitera la maîtresse. Nous, nous ne pouvons pas souhaiter : seulement exister. Alors à quoi bon être des milliers ? »

Le masque du jongleur devient pensif mais le cercle des poignards ne ralentit pas.

« Que de sages paroles, bien dignes de notre silencieuse tour. Sages mais un peu naïves. Je ne pense pas comme toi, vois-tu. »

Il garde un instant le silence comme pour ménager ses effets, faire durer le suspens. Le visage de la dompteuse est plus lisse et inexpressif que du verre.

« A t’entendre le sort des nôtres est aussi peu enviable qu’une malédiction. Une punition divine ! Foutaises. T’en soucies-tu vraiment, de notre nombre croissant ? Ton corps est trop grand pour abriter un cœur. Ça fait longtemps qu’il n’y a plus rien en toi. »

« Qu’importe ce que tu penses. »

« Qu’importe ce que toi tu penses. Se retrouver sous l’aile de Mademoiselle est un cadeau pour chacun d’eux, chacun de nous. Notre reine des monstres et son affection pour les horreurs vaut bien tous les dieux. N’est-ce pas un honneur que de faire partie de son armée ? »

Pas de réponse. Peut-être a-t-elle compris qu’il n’a pas fini sa tirade, et lui laisse la finir. Peut-être ne l’écoute-t-elle pas le moins du monde.
Un mouvement de sa tête fait tinter une corde de perles dans le rideau de ses cheveux, et le bruit se fait écho d’un petit rire satisfait.

« Nous sommes les fondations d’une nouvelle tour de Babel, et que de belles pierres notre architecte a-t-elle choisi ! Penses-y, tour d’ivoire ; plus nombreux nous serons, plus forte notre armée sera. Une armée de pécheurs qui s’avancera vers ce dieu qui soit-disant nous a reniés, non pas pour l’égaler mais le dépasser et faire tomber son trône en poussières. A notre tête, la pire des pécheresses deviendra la divinité des différents, des difformes et des monstres. Plus nous serons nombreux, plus notre tour sera haute. Ce cirque n’est qu’une étape dans sa construction. »

« Et c’est moi qui suis naïve. »

Un à un, les poignards se plantent dans le sol en un cercle parfait autour du Jongleur. Il se baisse en une révérence polie, mais son visage semble celui d’un prédateur hilare.

« Tout juste, mais crois donc ce qui te plaît. Ce spectacle ne me lassera jamais, et j’ai hâte de voir celui que nous réserve Mademoiselle. Je l’imagine grandiose. La plus belle prestation du cirque nocturne ! Tu t’es habituée à la tiédeur de ta place, mais tu finiras par y prendre part toi aussi et de ton plein gré. »

« Je ne crois pas en Dieu. Ni en tes contes et tes envies de guerre. »

« Bien sûr que si. Tu refuses juste de l’admettre alors que tu es comme nous tous. »

Le temps d’un soupir, il n’y a plus personne sur la piste. Juste la dompteuse à sa place habituelle, son regard masqué sous ses paupières noires.
Il n’est plus nulle part, pourtant reste la voix du Jongleur qui fredonne :

« Toute petite tour d’ivoire, si petite dans l’ombre de la tour de Babel. Feint-elle de renier les enfants des siens par peur de disparaître sous le poids de cette ombre, ou juste par tristesse pour leur sort ? Vaniteuse… ! »

Le murmure disparaît enfin pour laisser place au silence habituel du jour. Immobile, la géante profite de sa solitude et d’un repos mérité qui ne durera que quelques courts instants, car elle ne dort pas, jamais, même la journée. Son rôle est de surveiller. Et les paroles du Jongleur ne l’ont pas le moins du monde ébranlée.
Elle ignore la vanité et l’intolérance qu’il lui reproche. Ses désirs sont bien réels. Son affection pour le cirque et sa dévotion pour Mademoiselle aussi.

Aussi restera-t-elle silencieuse, fidèle et obéira à tous les ordres en étouffant dans l’œuf ses pensées.

InsomNight

Blog d'écriture de l'insomniaque qui se fait appeler Night : où vous trouverez mes univers, ceux dans lesquels je me perds et que j'essaye de partager à travers écrits et photos.

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